Chapitre 6 – Le langage des fleurs

« Le Dragon céleste qui cueille des fruits… Qu’est-ce qu’on va me demander ensuite ? De faire du jardinage avec ma lance ? Pfff… »

Alphinaud Leveilleur laissa échapper un petit rire. En ce temps-là, rouspéter ainsi était comme une seconde nature chez Estinien, pensa-t-il.

Il se trouvait dans la chambre que les Fortemps lui avaient préparée dans leur manoir. La guerre contre les Dravaniens était enfin terminée, et Estinien avait décidé de quitter Ishgard en renonçant à son titre de Dragon céleste ; or, malgré le retour de la paix, cela faisait déjà plusieurs nuits qu’Alphinaud ne parvenait pas à trouver le sommeil. Assis devant une table de bois fin, il ressassait sans arrêt le moment où sa vanité et son arrogance lui avaient coûté très cher. Il ouvrit son journal intime et relut ces mots qu’Haurchefant avait prononcés au camp de la Tête du dragon, et qui l’avaient tant bouleversé.

« Messire Alphinaud, cela vous réjouit-il d’être comme une lame brisée ? N’y a-t-il aucune flamme assez brûlante pour vous reforger ? »

Il sentait vaguement que quelque chose avait changé en lui depuis la fuite d’Ul’dah et l’arrivée à Ishgard. La guerre était passée par là, et pour un jeune homme qui se préoccupait principalement des apparences, le retour à la réalité avait été brutal. En repensant au moment où Haurchefant avait prononcé ces paroles au Refuge des neiges, un lieu que le brave Ishgardais avait ainsi baptisé en signe de sympathie, Alphinaud eut soudain honte de son comportement.

Haurchefant éprouvait une amitié très profonde pour le Guerrier de la Lumière. Cette amitié était sans aucun doute réciproque, et il l’avait également offerte à Alphinaud, pour la simple et bonne raison que ce dernier était le compagnon inséparable d’un ami très cher. Le jeune Leveilleur comprenait enfin à quel point cet acte désintéressé l’avait aidé à prendre conscience de ses erreurs. Quelques jours auparavant, il avait pris la peine de se rendre à Providence et, du haut de cette majestueuse colline qui surplombe tout le Coerthas, il s’était agenouillé devant la tombe d’Haurchefant et l’avait remercié du fond du cœur.

Il tourna quelques pages de son journal.
En parcourant ses notes, il réalisa que ses aventures en compagnie du Guerrier de la Lumière, d’Estinien et d’Ysayle avaient profondément changé sa vision du monde.

« Voilà qui est beaucoup plus facile à dire qu’à faire, Alphinaud. Vous êtes peut-être apte à combattre des hommes-bêtes, mais pensez-vous réellement faire le poids face à un Primordial ? N’est-ce pas là le rôle attitré du Guerrier de la Lumière ? »

Durant son séjour à Loth ast Gnath, Alphinaud s’était convaincu qu’il avait enfin laissé son ego au placard. Malheureusement pour lui, dès qu’Estinien lui eut jeté ces mots au visage, il fut bien obligé d’admettre que ce n’était pas tout à fait le cas. Hormis son grand-père, la seule personne qui avait jusque-là osé lui parler sur ce ton était sa sœur, Alisaie. D’ailleurs, n’avait-il pas fait preuve de suffisance vis-à-vis d’elle aussi ? La déroute des Braves du Cristal avait beau lui avoir ouvert les yeux sur ses défauts, à peine avait-il pris une bonne résolution qu’il était aussitôt retombé dans ses travers. Pourtant, le Guerrier de la Lumière avait toujours été d’une patience exemplaire avec lui ; il comprit soudain à quel point il avait eu de la chance.

Héritier d’une longue lignée de savants, Alphinaud avait toujours considéré l’esprit et les mots comme des armes servant à convaincre. Toutefois, si ses paroles pouvaient effectivement avoir des résonances très profondes, c’était aussi parce qu’il était le descendant de Louisoix Leveilleur. S’exprimait-il en son nom, ou bien en tant que petit-fils de l’illustre sage sharlayanais ? Ses interlocuteurs étaient souvent bien en peine de répondre à cette question, d’une importance pourtant capitale quant aux capacités d’Alphinaud à agir de lui-même ou à obtenir leur confiance. Les mots qui ne viennent pas du cœur ne sont plus des armes, mais des sons confus et vides de sens. Cela vaut aussi pour les remerciements.

Le souvenir d’Ysayle et du Guerrier de la Lumière revenant de leur affrontement contre Ravana s’imposa subitement à son esprit. Peut-être avait-il toujours considéré l’élu d’Hydaelyn comme quelqu’un d’invincible ; l’impact des remontrances d’Estinien n’en avait été que plus grand, mais il savait qu’il devait surmonter le sentiment de honte que cela éveillait en lui. Après tout, pendant que ses camarades étaient aux prises avec le Primordial, il s’était entraîné dur comme fer pour devenir un meilleur mage. Ce n’était pas la première fois qu’il s’imposait une telle discipline, mais jusqu’alors, il s’était contenté d’approfondir la partie théorique. Grâce aux encouragements d’Ysayle, il avait compris qu’il devait l’appliquer sur le champ de bataille.

« Alphinaud a réellement un don pour la magie. Avec un peu plus d’expérience du terrain, il pourrait devenir un mage de très haut niveau. »

Cette confidence de Cœur-de-glace au Guerrier de la Lumière avait grandement revigoré Alphinaud. Quel que soit le temps que cela prendrait, il avait décidé qu’il deviendrait plus autonome. C’était la seule manière d’être accepté pour celui qu’il était vraiment.

Sa main continua de tourner les pages, jusqu’au moment où elle s’arrêta brusquement.
L’Écume des cieux de Dravania… Ce soir-là, ils avaient campé une dernière fois avant de rejoindre Zénith. Le ragoût d’Ysayle était tellement délicieux qu’Alphinaud eut l’impression de n’avoir jamais rien mangé de meilleur. Il se souvint du bois qu’il avait ramassé, de sa rencontre avec les Mogs célestes qui exaspéraient tant Estinien, et bien sûr, des entretiens avec Vidofnir et Hraesvelgr… Durant tout ce temps, le Guerrier de la Lumière n’avait cessé de veiller sur lui. Ces péripéties lui avaient permis de comprendre qu’il était totalement impuissant et ignorant sans les autres. Il en était de même pour Ysayle et Estinien, mais à la différence d’Alphinaud, ils utilisaient leur impuissance pour méditer sur leurs forces et leurs faiblesses et se fixer un objectif. Lui aussi devait y parvenir. La valeur du sacrifice d’Ysayle en dépendait.

« Vous ne dormez pas, Messire Alphinaud ? »

La voix familière retentit juste après quelques petits coups sur la porte. Alphinaud avait à peine refermé son journal d’un geste machinal que la lanterne d’Edmont de Fortemps éclairait déjà la pièce.

« J’avais moi-même du mal à m’endormir. J’étais sur le point de me préparer une tasse de thé, lorsque j’ai remarqué que votre lampe de chevet était toujours allumée. Je me suis dit qu’il serait malheureux que vous preniez froid en vous assoupissant.
– Vous êtes bien aimable. »

À ces mots, le vieil aristocrate alla chercher une couverture dans sa chambre ; puis, malgré les réticences d’un invité manifestement gêné, il lui servit un thé aux herbes bien chaud. Il s’agissait plus exactement d’une infusion au lys de Nymeia, un breuvage difficile à faire selon les connaisseurs. Alphinaud n’aurait jamais imaginé que son hôte en faisait partie… Il le remercia une nouvelle fois, mais celui-ci prit tout à coup un air sombre.

« Votre départ est imminent, n’est-ce pas ? »

Alphinaud voulut répondre, mais le noble l’en empêcha. Un sourire bienveillant aux lèvres, il se dirigea vers le couloir.

« Vous n’avez jamais eu aussi bonne mine, cher ami. »

Il referma la porte tandis qu’Alphinaud portait la tasse de thé à ses lèvres. Par nature, le lys de Nymeia est une plante au goût très amer, pour ainsi dire imbuvable, mais Edmont avait eu la bonne idée de la mélanger à du sirop. Reconnaissant, le jeune Leveilleur avala une gorgée et se posa soudain une question : quel pouvait bien être la signification de ce lys dans le langage des fleurs ?

Il retourna s’asseoir à sa table et tourna encore quelques pages de son journal.
La cérémonie du Nid du faucon, qui devait symboliser le point de départ d’une nouvelle ère de paix entre les humains et les dragons, avait hélas été interrompue par un Estinien sous l’emprise de Nidhogg. Maintenant que le peuple d’Ishgard connaissait la vérité au sujet de son histoire, il allait enfin pouvoir oublier les démons du passé et construire un avenir meilleur.
L’armure du Dragon céleste avait brillé d’une couleur rouge sang, la même que celle des yeux draconiques pleins de haine qui y étaient incrustés. Malgré leur longue amitié, Aymeric n’avait pas hésité une seule seconde à décocher une flèche en direction d’Estinien. Et il avait eu raison : c’était la seule chose à faire. Néanmoins, ce geste avait été difficile à accepter pour Alphinaud, qui cherchait à sauver Estinien par tous les moyens. Il voulait lui prouver son amitié, et il se souvint du sourire affectueux du Guerrier de la Lumière au Refuge des neiges lorsqu’il lui avait fait part de cette décision. Quant à l’éther qu’ils avaient tous les deux ressenti en arrachant les Yeux du dragon, il resterait leur secret à tout jamais. C’était mieux ainsi.

« L’ombre de mon ennemi a disparu dans les profondeurs de la Mer de nuages. Pourtant, même après avoir assouvi ma vengeance, mon cœur ne connaît pas la paix. Je ne peux m’empêcher de regretter toutes les vies qui ont été perdues… »

Estinien avait prononcé ces paroles sur son lit d’hôpital, peu de temps avant de prendre ses distances avec Ishgard au moment où Aymeric venait tout juste d’être nommé président de la Chambre des Nobles. Il ne porterait plus l’armure du Dragon céleste ? Une telle décision ne pouvait avoir été prise que par un homme au franc-parler aussi radical ; c’était donc conforme à son caractère. Cependant, Alphinaud savait qu’Estinien ne l’avait jamais pris de haut, ou jugé pour quelque raison que ce soit. Au contraire, c’était peut-être la première fois que quelqu’un le traitait en adulte. Dans un certain sens, il avait enfin trouvé le grand frère qui lui avait toujours manqué.

À l’aube d’une nouvelle épopée, Alphinaud avait décidé de voyager seul à travers Ishgard, avec son journal pour seul compagnon. Son entraînement avait fini par payer face aux quelques sbires de Nidhogg restants qui osaient l’attaquer : il était enfin passé de la théorie à la pratique.
Arrivé au faîte de Sohm Al, il avait contemplé l’Écume des cieux de Dravania avec le même émerveillement qu’au premier jour. Quand il s’était retrouvé devant le majestueux Hraesvelgr, ses jambes tremblaient tellement qu’il avait failli s’effondrer…
L’alliance du Guerrier de la Lumière et d’Estinien contre Nidhogg, la tragédie du Saint-Siège, le sacrifice d’Ysayle… Les révélations du dragon sacré avaient enclenché les rouages du destin de manière irrémédiable.

Une fois à Azys Lla, Alphinaud avait remarqué qu’un bouquet de fleurs avait été déposé à l’endroit où ses compagnons et lui avaient posé le pied sur le continent flottant pour la première fois. Des lys de Nymeia… Il avait tout de suite pensé à Estinien. C’était sans aucun doute un message de sa part.

Ils avaient commencé le voyage à quatre. Tout les séparait, mais les épreuves traversées ensemble avaient affermi leurs liens. Ils étaient devenus de vrais camarades. C’est en pensant à Ysayle qu’Estinien avait décidé de prendre la route. Alphinaud était persuadé qu’ils se reverraient un jour. Après tout, ils ne s’étaient jamais dit adieu…

Il vida sa tasse de thé d’un trait, referma le journal et se glissa sous sa couverture. Alors qu’il allait s’endormir, il esquissa un sourire en repensant au langage des fleurs.

Nymeia, la Fileuse, est la déesse du destin et la gardienne des astres. Son étoile brillante est comme un phare servant à guider les aventuriers sur leur chemin. « Bon voyage et bonne chance » : tel est le symbole incarné par le lys qui porte son nom.