Chapitre 8 – Confessions intimes

Depuis bientôt cinq ans, j’officiais comme valet pour la maison Fortemps, et si j’avais acquis une certaine notoriété auprès de mes compagnons de travail, je restais un serviteur parmi tant d’autres aux yeux de mes employeurs. Il est vrai qu’avec plus de cent domestiques au total, sortir du lot n’était pas une mince affaire. Malgré tout, mon vœu le plus cher était de me faire un nom, d’accomplir des tâches pour lesquelles j’avais été expressément mandaté ; et pour y arriver, je travaillais intensément, sans ménager mes efforts.

L’histoire que je vais vous raconter s’est déroulée quelques jours après la terrible bataille contre Nidhogg, alors que la sainte Cité était encore en effervescence suite aux événements grandioses qui avaient accompagné la mort du cruel dragon.

Les réformes qui avaient suivi la naissance de la république d’Ishgard avaient eu des répercussions visibles sur les activités du manoir. Pour ainsi dire, il ne se passait pas un jour sans que la salle de réception soit utilisée, les banquets étant des moments privilégiés pour faire connaissance et s’échanger des informations. Entre les personnes qui venaient féliciter sire Artoirel, celles qui venaient présenter leurs respects à sire Edmont, et les représentants de la Chambre du peuple fraîchement élus, les visiteurs se succédaient les uns aux autres dans un flux perpétuel.

Un beau jour, tandis que je vaquais à mes occupations, monsieur Firmien m’interpella au détour d’un couloir.

« J’ai un service à vous demander. Il s’agit d’une tâche importante, dont je me serais normalement chargé si la situation n’était pas ce qu’elle est présentement. Pensez-vous pouvoir vous en occuper pour moi ? »

À l’écoute de ces mots, je me redressai comme un ressort et répondis par l’affirmative. Monsieur Firmien m’expliqua alors la nature de la mission : le nouveau Parlement avait demandé à sire Artoirel de produire des actes liés à la souveraineté territoriale des Fortemps, mais il n’avait pu réunir ceux concernant le camp de la Tête du dragon. Mon devoir était donc de me rendre sur place aussi vite que possible et d’y récupérer lesdits documents.

Après que j’eus acquiescé verbalement, un rapide coup d’œil vers la fenêtre m’apprit que le soleil était encore haut dans le ciel. Je me réjouissais de savoir que je pourrais arriver à destination avant la tombée de la nuit.

Au même instant, j’aperçus une silhouette familière quitter l’enceinte du manoir.
C’était cet aventurier que notre maison avait accueilli comme hôte quelques lunes plus tôt : le héros qui avait mis fin à la Guerre du chant des dragons.

Malgré l’envie d’aller lui parler qui me tiraillait, je n’ignorais pas que les paroles d’un pauvre serviteur n’auraient que peu d’intérêt pour lui ; aussi m’étais-je contenté de lui lancer un regard empli d’admiration et de reconnaissance.

« Messire Firmien, savez-vous où il est parti ?
– Je ne suis pas assez haut placé pour avoir accès à ce genre d’information… Cependant, je l’ai vu s’entretenir avec l’un de mes adjoints, tout à l’heure. Ils parlaient du jour où il est arrivé à Ishgard. Le ton de sa voix m’a paru très nostalgique… Allez savoir, peut-être qu’il s’est engagé dans un voyage au cœur de ses souvenirs. »

Il est vrai que les événements s’étaient enchaînés à une vitesse folle depuis son arrivée. Sans doute avait-il besoin de réunir les pièces de son passé, afin de les mettre en perspective et de prendre un peu de recul. C’est en réfléchissant à tout ceci que je me mis en route et quittai le manoir.

Quelques heures plus tard, j’arrivai comme prévu au camp de la Tête du dragon.
Après avoir expliqué la raison de ma venue à sire Corientaux et dame Yaelle, je me mis en quête des fameux documents. Cependant, la tâche, simple au demeurant, s’avéra plus corsée que prévue : malgré une fouille minutieuse des bureaux, armoires, coffres et autres espaces de rangement de la caserne, je ne pus mettre la main sur les papiers dont j’avais cruellement besoin. Après des heures de recherches, je dus me résoudre à contacter mon supérieur, qui m’annonça de but en blanc que je n’étais pas autorisé à rentrer au manoir tant que ma mission ne serait pas accomplie…

Plusieurs jours passèrent sans que je ne puisse trouver quoi que ce soit. Un soir, alors que le désespoir commençait à planter ses griffes dans mon cœur, je me décidai à réexaminer les appartements de sire Haurchefant. Si au départ j’étais très réticent à l’idée de fouiller la chambre d’un mort, j’avais fini par m’y habituer à force d’y faire des allées et venues… Avec une lanterne à huile pour unique compagnie, je m’approchai du bureau et plongeai les mains dans le tiroir du haut. En extirpant les documents qui y étaient rangés, mon index resta coincé dans une petite cavité. Je réalisai alors avec stupeur qu’il s’agissait d’un tiroir à double-fond ! Je soulevai la planche en bois et découvris une liasse de parchemins soigneusement empilés.

« J-j’ai trouvé ! »

Excité, je sortis promptement le tas de vélins et en vérifiai le contenu. Il n’y avait aucun doute possible, c’était bien ce que je cherchais. Alors que je poussais un soupir de soulagement, je remarquai une enveloppe à mes pieds. Sans doute l’avais-je fait tomber en retirant les documents. En la ramassant, je constatai qu’elle n’avait ni sceau, ni libellé. Pensant qu’elle contenait peut-être des documents se rapportant à l’objet de ma recherche, je décidai d’inspecter son contenu par précaution.

À peine mes yeux posés sur le texte, mon sang ne fit qu’un tour. L’enveloppe renfermait une lettre rédigée de la main de feu sire Haurchefant ; une lettre destinée à son meilleur ami.

Éclairé par la lumière vacillante de la lanterne, je me mis à parcourir la correspondance.
Aussitôt, les mots prirent forme dans mon esprit, comme si je lisais dans les pensées du défunt chevalier…

Mon cher et tendre ami,

J’espère que tu te portes bien. Cela fait maintenant plusieurs jours que tu es parti vers l’ouest avec sire Alphinaud. J’ignore où tu te trouves en ce moment, et ne pourrai donc pas te faire parvenir ce courrier. À vrai dire, je n’en ai pas l’intention ; je l’écris simplement car cela me donne l’impression de te parler. Je ressens ce besoin de coucher sur le papier les sentiments qui me submergent chaque fois que j’observe le ciel et pense à ton périple. C’est idiot, je sais, mais c’est plus fort que moi… Je tiens à le mentionner au cas où cette lettre arrive entre tes mains, que tu saches à quoi t’en tenir.

Dis-moi, est-ce que tu te plais à Ishgard ? Ou est-ce que tu es exaspéré d’avoir été mêlé une nouvelle fois à une guerre qui n’est pas la tienne ? Je te pose la question tout en sachant pertinemment que même si tu te reconnaissais dans le second cas de figure, tu ne te déroberais pas et lutterais jusqu’au bout. Cela me fait sourire et me peine à la fois.

Personnellement, je suis ravi que tu sois venu à Ishgard. Non seulement cela m’a donné l’occasion de te voir plus souvent qu’avant, mais en plus, cela m’a permis de combattre à tes côtés pour le bien d’une cause commune. Rien n’aurait pu me rendre plus heureux, d’autant que j’avais raté l’occasion contre Shiva !

Tu te souviens du jour où tes camarades et toi avez fui Ul’dah pour trouver refuge au camp de la Tête du dragon ? Vous vouliez à tout prix que la lueur de l’Aube soit préservée. Moi, je voulais surtout éviter que tu te consumes dans le feu de la détresse… Je suis donc allé voir mon père, le comte de Fortemps, pour lui demander s’il ne pouvait pas vous accueillir à Ishgard.

Pour être honnête avec toi, je n’ai jamais vraiment été à l’aise en sa présence.
Ce n’est pas que j’ai une dent contre lui, ou quoi que ce soit. Mon père est un homme droit, sincère et intègre. Ce sont notamment ces qualités qui ont séduit ma mère… et c’est peut-être pour ces mêmes raisons qu’elle a choisi de quitter le manoir, pour ne pas entacher sa réputation (même si, au final, elle m’a laissé à sa charge). Je sais que mon père l’aimait énormément, tout comme je sais qu’il m’aime aussi. Toutefois, nous n’avons jamais réellement réussi à briser la glace, lui et moi… Je n’ai jamais pu m’adresser à lui comme un fils le ferait à son père, seulement comme un chevalier à son seigneur.

Je t’avouerais que quand je lui ai présenté ton cas, sa première réaction n’a pas été vraiment positive.
Mon père est un homme généreux, ce fut notamment l’un des premiers à envoyer des unités et du matériel au Glas des revenants – mais accueillir un groupe de gens accusés de régicide et recherchés par des autorités étrangères était un acte politiquement risqué pour la maison Fortemps.
Devant mon insistance, il m’a demandé pourquoi je tenais autant à ce qu’il vous reçoive. Je lui ai alors tout raconté, de notre première rencontre jusqu’à ta venue au Refuge des neiges.

Même s’ils sont peu nombreux, je chéris chacun des instants qui nous ont été donnés ; ces souvenirs ont à mes yeux tant de valeur que je traverserais le monde entier si tu avais besoin de moi. J’ai donc choisi de partager toutes ces choses avec lui, pour lui faire comprendre à quel point mon ami était quelqu’un de remarquable et qu’il méritait d’être secouru.

Maintenant que j’y repense, je n’avais jamais parlé aussi longuement avec lui. Après que j’ai terminé mon long plaidoyer, il m’a fixé en silence, puis a soudainement esquissé un sourire en me disant de lui accorder une nuit de réflexion. Le lendemain, il me faisait savoir qu’il acceptait que la maison Fortemps vous prenne officiellement sous sa protection…

La suite, tu la connais aussi bien que moi.

Grâce à toi, mes passages au manoir ne relevaient plus de la corvée, bien au contraire. Toutefois, tu étais absent la plupart du temps, et la raison était d’autant plus frustrante que j’avais la sensation de vous avoir entraînés, tes amis et toi, dans ce conflit qui tourmente mon pays depuis mille ans, ou que l’on vous confiait ces tâches fastidieuses par ma faute… D’ailleurs, si tu as des reproches à me faire à ce sujet, n’hésite pas venir me voir, nous en discuterons autour d’un verre.

Il y a toutefois une chose que tu dois savoir : j’ai une foi absolue en toi.
Je sais que tu ne reculeras jamais devant la difficulté, quelle qu’elle soit.

Et je ne parle pas seulement de ce périple, mais de toutes les épreuves qui t’attendent dans ta vie future. Même si tu te retrouves dans une impasse, tant que tu auras cette volonté d’aller de l’avant, tu trouveras toujours quelqu’un pour te tendre la main et t’aider. C’est d’ailleurs ce que j’essaie de faire en ce moment.

Au-delà de ces difficultés, il y a un monde merveilleux qui t’attend.
Là-bas, tu trouveras le bonheur qui t’es dû, j’en suis persuadé.

En attendant de te revoir, je te souhaite un bon voyage et prie pour que tu me reviennes vivant.

Haurchefant Roquegrise

Le lendemain, alors que je m’apprêtais à regagner la sainte Cité, je surpris un groupe de chevaliers en train de parler du Guerrier de la Lumière. Apparemment, il était passé furtivement au camp de la Tête du dragon, avant de repartir en direction de Providence. L’occasion était trop belle pour la laisser passer. Je me saisis de la lettre de sire Haurchefant et me mis immédiatement en route vers ce que je savais être sa destination.

Je courais aussi vite que je le pouvais dans l’épais manteau de neige qui me faisait trébucher à chaque pas… J’étais maintenant persuadé que cet homme effectuait un voyage au cœur de ses souvenirs. Je me devais donc de lui faire parvenir cette missive, pour qu’il sache dans quelles circonstances son périple ishgardien avait commencé.

Approchant de ma destination, j’aperçus enfin la silhouette du héros. Je ralentis ma course et alors que je prenais une grande inspiration pour crier son nom, je refermai la bouche aussitôt.

Le Guerrier de la Lumière était seul, face à la stèle de sire Haurchefant, qu’il contemplait en silence. J’étais trop loin pour distinguer clairement son visage, mais je suis persuadé qu’il souriait.

Sans doute connaissait-il déjà le contenu de cette lettre. Même si les mots n’ont jamais été prononcés, les sentiments de sire Haurchefant étaient déjà profondément ancrés dans son cœur… J’ignorais pourquoi, mais je ne pouvais me défaire de cette idée.

Ma main, jusqu’alors si crispée, se relâcha d’un coup et la lettre profita d’une bourrasque pour s’échapper. Quand je réalisai ce qui venait de se passer, il était déjà trop tard pour la rattraper ; elle flottait dans le ciel comme guidée par une main invisible… Quelques secondes plus tard, elle se désintégra en milliers de petits éclats qui s’éparpillèrent dans l’air avant de retomber lentement sur le sol enneigé.